Le Droit à la paressePaul Lafargue (1842-1911) - Extrait : Appendice - 1880Nos moralistes sont gens bien modestes; s'ils ont inventé le dogme du travail, ils doutent de son efficacité pour tranquilliser l'âme, réjouir l'esprit et entretenir le bon fonctionnement des reins et autres organes; ils veulent en expérimenter l'usage sur le populaire in anima vili, avant de le tourner contre les capitalistes, dont ils ont mission d'excuser et d'autoriser les vices. Mais, philosophes à quatre sous la douzaine, pourquoi vous battre ainsi la cervelle à élucubrer une morale dont vous n'osez conseiller la pratique à vos maîtres ? Votre dogme du travail, dont vous faites tant les fiers, voulez-vous le voir bafoué, honni ? Ouvrons l'histoire des peuples antiques et les écrits de leurs philosophes et de leurs législateurs.
"À Athènes, les citoyens étaient de véritables nobles qui ne devaient s'occuper que de la défense et de l'administration de la communauté, comme les guerriers sauvages dont ils tiraient leur origine. Devant donc être libres de tout leur temps pour veiller, par leur force intellectuelle et corporelle, aux intérêts de la République, ils chargeaient les esclaves de tout travail. De même à Lacédémone, les femmes mêmes ne devaient ni filer ni tisser pour ne pas déroger à leur noblesse [2]." "Les Romains ne connaissaient que deux métiers nobles et libres, l'agriculture et les armes; tous les citoyens vivaient de droit aux dépens du Trésor, sans pouvoir être contraints de pourvoir à leur subsistance par aucun des sordidœ artes (ils désignaient ainsi les métiers) qui appartenaient de droit aux esclaves. Brutus, l'ancien, pour soulever le peuple, accusa surtout Tarquin, le tyran, d'avoir fait des artisans et des maçons avec des citoyens libres [3]".
"Que peut-il sortir d'honorable d'une boutique? professe Cicéron, et qu'est-ce que le commerce peut produire d'honnête? Tout ce qui s'appelle boutique est indigne d'un honnête homme [...], les marchands ne pouvant gagner sans mentir, et quoi de plus honteux que le mensonge! Donc, on doit regarder comme quelque chose de bas et de vil le métier de tous ceux qui vendent leur peine et leur industrie; car quiconque donne son travail pour de l'argent se vend lui-même et se met au rang des esclaves [5]." La tartuferie chrétienne et l'utilitarisme capitaliste n'avaient pas perverti ces philosophes des Républiques antiques; professant pour des hommes libres, ils parlaient naïvement leur pensée. Platon, Aristote, ces penseurs géants, dont nos Cousin, nos Caro, nos Simon ne peuvent atteindre la cheville qu'en se haussant sur la pointe des pieds, voulaient que les citoyens de leurs Républiques idéales vécussent dans le plus grand loisir, car, ajoutait Xénophon, "le travail emporte tout le temps et avec lui on n'a nul loisir pour la République et les amis". Selon Plutarque, le grand titre de Lycurgue, "le plus sage des hommes" à l'admiration de la postérité, était d'avoir accordé des loisirs aux citoyens de la République en leur interdisant un métier quelconque [6]. Mais, répondront les Bastiat, Dupanloup, Beaulieu et compagnie de la morale chrétienne et capitaliste, ces penseurs, ces philosophes préconisaient l'esclavage. - Parfait, mais pouvait - il en être autrement, étant donné les conditions économiques et politiques de leur époque ? La guerre était l'état normal des sociétés antiques; l'homme libre devait consacrer son temps à discuter les affaires de l'État et à veiller à sa défense; les métiers étaient alors trop primitifs et trop grossiers pour que, les pratiquant, on pût exercer son métier de soldat et de citoyen; afin de posséder des guerriers et des citoyens, les philosophes et les législateurs devaient tolérer les esclaves dans les Républiques héroïques. - Mais les moralistes et les économistes du capitalisme ne préconisent-ils pas le salariat, l'esclavage moderne ? Et à quels hommes l'esclavage capitaliste fait-il des loisirs ? - À des Rothschild, à des Schneider, à des Mme Boucicaut, inutiles et nuisibles esclaves de leurs vices et de leurs domestiques.
>>> Fiche bibliographique : Le Droit à la paresse de Paul Lafargue Notes : 1. Hérodote, t. II, trad. Larcher, 1876. 2. Biot, De l'abolition de l'esclavage ancien en Occident, 1840. 3. Tite-Live, livre premier. 4. Platon, République, livre V. 5. Cicéron, Des devoirs, I, tit. II, chap. XLII. 6. Platon, République, V, et les Lois, III; Aristote, Politique, II et VII; Xénophon, Économique, IV et VI; Plutarque, Vie de Lycurgue |