Extrait de La vie heureuseSénèque - vers 4 avant JC - 65 après JC - De Vita Beata [1]Critique du conformismeExtrait proposé par François G. le 13/09/2015 : "Ce texte constitue, à mon avis la meilleure critique des modes idéologiques. La preuve de son universalité est que sa pensée traverse les siècles et les peuples." "Vivre heureux, ô mon frère Gallion, qui ne le désire! Mais lorsqu'il s'agit de définir ce qui rend la vie heureuse, tout le monde tâtonne; et il est si difficile de parvenir à une vie heureuse que, pour peu qu'on prenne la mauvaise voie, on s'en éloigne d'autant plus qu'on la poursuit avec plus de fougue, car, si la nôtre nous entraîne dans une fausse direction, notre hâte même nous en écarte davantage." [...] "Bien sûr aussi longtemps que nous vagabondons sans autre guide que la rumeur publique et les clameurs discordantes de ceux qui nous invitent à prendre tantôt cette voie, tantôt cette autre, les errances font que notre vie s'use et s'abrège, même si jour et nuit nous travaillons à faire progresser notre âme." [...] "Donc, voici le premier impératif : gardons-nous bien de suivre, à la manière des moutons, le troupeau de ceux qui précèdent en allant non pas vers où il faut aller, mais simplement où vont les autres. Car rien n'entraîne à de plus grands malheurs que de se conformer à la rumeur publique, en estimant que les meilleurs choix sont ceux du plus grand nombre, de se laisser conduire par la multiplicité des exemples - cela parce que nous vivons non d'après la raison mais dans un esprit d'imitation. D'où cette énorme cohue de gens qui se précipitent les uns sur les autres. Ce qui se produit dans une grande bousculade, lorsque la foule s'écrase elle-même (ces paniques où personne ne tombe sans entraîner quelqu'un d'autre et où les premiers causent la perte des suivants), tu peux le voir survenir dans la vie en général : personne ne tombe dans l'erreur en ne se nuisant qu'à soi-même. On est la cause, on est responsable des errements d'autrui. Aussi est-il néfaste d'emboîter le pas à ceux qui nous précèdent. Comme chacun aime mieux croire que juger, lorsqu'il s'agit de la vie, on ne juge jamais, on croit toujours. Nous sommes emportés dans un tourbillon, jetés à bas d'un précipice par une erreur transmise de main en main. Nous nous mourrons des exemples d'autrui; nous guérirons à la seule condition de nous distinguer de la multitude. Mais la vérité est que la foule se dresse pour défendre son propre mal. C'est pourquoi il se produit ce qui se passe dans les comices[2] où les électeurs mêmes des préteurs[3] s'étonnent de les voir élus quand l'inconstante popularité a viré de bord : nous approuvons les choses mêmes que nous avions réprouvées; c'est le sort de tout jugement rendu à la majorité des voix. Quand nous aborderons le sujet de la vie heureuse, ne va pas me répondre comme dans ces votes où l'on penche du côté des plus nombreux : "Ce parti paraît rassembler le plus de suffrages", car c'est justement pour cela qu'il est le plus douteux. Les affaires humaines ne sont pas de telle nature, hélas, que les meilleurs choix plaisent au plus grand nombre; et la preuve du pire, c'est la foule." Notes :
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