La question de l'héritageau 4ème congrès de l'A.I.T.Cette page est un complément à l'article "Abolition du droit d'héritage". Cette synthèse a été réalisée à partir du compte rendu du 4ème congrès de l'A.I.T. (Association Internationale du Travail), à Bâle en 1869, fait par James Guillaume (1844-1916), délégué Suisse, militant libertaire et historien. Avant d'aborder le droit à l'héritage, ce congrès qui regroupait 75 participants a traité de la question de la propriété en adoptant à une très large majorité ces deux résolutions : - Le Congrès pense que la société a le droit de rendre le sol propriété collective. - Le Congrès pense qu'il y a nécessité à transformer le sol en propriété collective. La Commission du Congrès, chargée de sa préparation, s'est ralliée aux idées de Bakounine et a conclu unanimement à la nécessité de l'abolition de l'héritage et proposait des résolutions allant dans ce sens. Cependant le délégué anglais Johann Georg Eccarius a proposé, au nom du Conseil général de l'A.I.T., d'autres résolutions, reflétant les opinions de Marx, qui allaient dans le même sens, mais différentes dans la forme. Aucune de ces résolutions ne put recueillir la majorité complète. Les premières obtinrent une majorité relative de 31 voix, grâce aux délégués collectivistes anarchistes et mutuellistes, les non et les abstentions correspondant aux voix des communistes autoritaires (soutenus par Karl Marx) et des partisans de la propriété individuelle. Le congrès n'eut pas le temps de s'accorder sur un texte qui aurait concilié les deux opinions. Les deux approches de l'abolition de l'héritageProjet de résolutions proposé par la Commission :"Considérant que le droit d'héritage, qui est un élément essentiel de la propriété individuelle, a puissamment contribué à aliéner la propriété foncière et la richesse sociale au profit de quelques-uns et au détriment du plus grand nombre, et qu'en conséquence il est un des plus grands obstacles à l'entrée du sol à la propriété collective; Que d'autre part le droit d'héritage, quelque restreinte que soit son action, en empêchant que les individus aient absolument les mêmes moyens de développement moral et matériel, constitue un privilège dont le plus ou moins d'importance au fond ne détruit point iniquité en droit, et qui devient ainsi une menace permanente au droit social. Qu'en outre le Congrès s'est prononcé pour la propriété collective, et qu'une telle déclaration serait illogique si elle n'était corroborée par celle qui va suivre, Le Congrès reconnaît que le droit d'héritage doit être complètement et radicalement aboli, et que cette abolition est une des conditions indispensables de l'affranchissement du travail." Le Conseil général de l'A.I.T. avait une approche différente de la question. Son rapport, présenté par Eccarius, affirmait : "La loi de l'hérédité n'est pas la cause, mais l'effet, la conséquence juridique de l'organisation économique actuelle de la société, ... ce que nous avons à discuter, c'est la cause et non l'effet ... la disparition du droit d'héritage sera le résultat naturel d'un changement social abolissant la propriété individuelle dans les moyens de production, mais l'abolition du droit d'héritage ne peut être le point de départ d'une pareille transformation sociale. Cela serait aussi absurde que de vouloir abolir la loi de l'offre et de la demande tout en continuant l'état actuel des conditions de l'échange ; ce serait faux en théorie et réactionnaire en pratique. En traitant des lois de l'héritage nous supposons nécessairement que la propriété individuelle dans les moyens de production continue d'exister. Toute mesure concernant le droit d'héritage ne peut conséquemment avoir rapport qu'à un état de transition sociale. Ces mesures transitoires ne peuvent être que les suivantes : A. Extension de l'impôt sur le droit d'héritage... ; B. Limitation du droit de tester..." Le premier rapport partait du constat de l'existence de la propriété individuelle et du fait qu'elle serait très difficile à réformer, notamment à cause des paysans. L'abolition du droit d'héritage permettrait de changer l'ordre des choses. Le second partait d'un principe radical, l'abolition de la propriété individuelle. Si elle est appliquée elle conduit naturellement à la disparition de l'héritage et donc du droit d'héritage. "Une fois la propriété individuelle abolie, de quoi pourrait-on bien hériter ?" déclara l'un de ses partisans. Bakounine considérait qu'il n'y avait entre les deux positions qu'une différence de point de vue et synthétisa ainsi la position de la Commission : "Les uns se placent en plein avenir, et prenant pour point de départ la propriété collective, trouvent qu'il n'y a plus lieu de parler du droit d'héritage. Nous, nous partons au contraire du présent, nous nous trouvons sous le régime de la propriété individuelle triomphante, et, en marchant vers la propriété collective, nous rencontrons un obstacle : le droit d'héritage. Nous pensons donc qu'il faut le renverser. Le rapport du Conseil général dit que le fait juridique n'étant jamais que la conséquence d'un fait économique, il suffit de transformer ce dernier pour anéantir le premier. Il est incontestable que tout ce qui s'appelle droit juridique ou politique n'a jamais été dans l'histoire que l'expression ou le produit d'un fait accompli. Mais il est incontestable aussi qu'après avoir été un effet d'actes ou de faits antérieurement réalisés, le droit devient à son tour la cause de faits ultérieurs, devient lui-même un fait très réel, très puissant, et qu'il faut renverser si l'on veut arriver à un ordre de choses différent de celui qui existe. C'est ainsi que le droit d'héritage, après avoir été la conséquence naturelle de l'appropriation violente des richesses naturelles et sociales, est devenu plus tard la base de l'Etat politique et de la famille juridique, qui garantissent et sanctionnent la propriété individuelle. Donc, il nous faut voter l'abolition du droit d'héritage." Bakounine voyait également une autre raison, une raison pratique, pour voter l'abolition de l'héritage plutôt que d'adopter la transformation radicale de la société prônée par les communistes d'Etat. "On a dit aujourd'hui que la transformation de la propriété individuelle en propriété collective rencontrera de graves obstacles chez les paysans, petits propriétaires de la terre. Et, en effet, si, après avoir proclamé la liquidation sociale, on tentait de déposséder par décret ces millions de petits cultivateurs, on les jetterait nécessairement dans la réaction, et, pour les soumettre à la révolution, il faudrait employer contre eux la force, c'est-à-dire la réaction. Il faudra donc bien les laisser les possesseurs de fait de ces parcelles dont ils sont aujourd'hui les propriétaires. Mais si vous n'abolissez pas le droit d'héritage, qu'arrivera-t-il ? Ils transmettront ces parcelles à leurs enfants, avec la sanction de l'Etat, à titre de propriété. Si, au contraire, en même temps que vous ferez la liquidation sociale, vous proclamez la liquidation politique et juridique de l'Etat, si vous abolissez le droit d'héritage, que restera-t-il aux paysans ? Rien que la possession de fait, et cette possession, privée de toute sanction légale, ne s'abritant plus sous la protection puissante de l'Etat, se laissera facilement transformer sous la pression des événements et des forces révolutionnaires." Faute de temps, le débat ne put se prolonger très longtemps. Pierre Tourev, 11/10/2007 |