Les objets temporelsAbandon de conscience
Les objets temporelsLes "objets temporels", tels les chansons, les morceaux de musique, les discours, les films, les séries TV, les émissions de radio et de télévision, les spots publicitaires, les jeux vidéo, etc., sont caractérisés par une existence intimement liée au temps et à son écoulement. "Vivant" au présent, les objets temporels disparaissent au fur et à mesure qu'ils avancent. Ce sont, en quelque sorte, des objets qui passent. Gravée sur un support multimédia, une vidéo n'est pas une vidéo, ce n'est qu'un bout de plastique ou un peu de circuit imprimé. Elle n'existe en tant que telle que lorsqu'elle est projetée ou diffusée devant quelqu'un qui la regarde, et uniquement à ce moment-là.Ces objets, Edmund Husserl (1859-1938), philosophe allemand, père de la phénoménologie, les appellent "flux". Ces flux coïncident, durant le temps de leur écoulement, avec l'écoulement du temps chez les consciences humaines qui les regardent ou les écoutent et pour lesquels (et pour eux seulement) ils deviennent les objets temporels, ce pour quoi ils ont été conçus. C'est ce phénomène de coïncidence qui permet aux consciences humaines de se synchroniser avec le temps propre de ces objets. Les livres, ou plus généralement les écrits, ne sont pas des objets temporels. Prenons l'exemple d'un roman, le lecteur, par le déchiffrage du langage et par son imagination voit une histoire se dérouler devant ses yeux ou, plus exactement, dans son cerveau, mais il reste maître du temps, il peut lire plus ou moins vite, à son rythme, arrêter et reprendre sa lecture aussi souvent qu'il le veut. Abandon de conscienceLa conscience humaine est une conscience de sa propre singularité, de son propre temps. L'individu peut dire "je" lorsqu'il dispose pleinement de son propre temps et de son propre rythme de pensée. En "consommant" des objets temporels et donc en se synchronisant avec eux, l'individu perd un peu de sa conscience, c'est-à-dire un peu de lui-même.L'industrie culturelle, qui produit en grande quantité les objets temporels, a bien compris tout l'avantage qu'elle pouvait tirer de l'attraction naturelle qu'exercent les objets temporels sur l'être humain. En s'associant à la publicité, elle trouve un moyen de se financer. La publicité, quant à elle, acquiert l'opportunité d'accéder au temps de conscience des consommateurs, si recherché. L'augmentation du temps quotidien pendant lequel le cerveau est synchronisé avec des objets temporels fait perdre à l'être humain une part importante de sa conscience individuelle, par le simple fait qu'il n'est plus maître de ses pensées. Cette perte de conscience individuelle s'effectue au profit d'une conscience qui n'est pas la sienne, au rythme des jeux vidéo, des flux d'images, des séries TV ou autres émissions récurrentes. Cette conscience de remplacement pourrait être qualifiée de conscience de troupeau, selon le philosophe Bernard Stiegler.
Bernard Stiegler - 1952-2020 - Le désir asphyxié, Le Monde diplomatique, juin 2004 Pierre Tourev, 12/02/2008, actualisé le 02/05/2021
>>> Article : Tous scotchés (Le Canard Enchaîné - 4 juin 2008) >>> Bibliographie : Apocalypse cognitive : La face obscure de notre cerveau (Gérald Bronner, P.U.F., 2021) >>> Bibliographie : Détox Digitale : Arrêtons l'addiction aux écrans (Astuce Vie Saine Éditions, Independently published, 2020) >>> Bibliographie : La civilisation du poisson rouge. Petit traité sur le marché de l'attention (Bruno Patino, Grasset, 2019) >>> Bibliographie : Les ravages des écrans. Les pathologies à l'ère numérique (Manfred Spitzer, L'échappée, 2019) >>> Bibliographie : La Fabrique du crétin digital. Les dangers des écrans pour nos enfants (Michel Desmurget, Le Seuil, 2019) >>> Bibliographie : Se protéger des addictions aux écrans : C'est parti ! (Alexis de Maud'Huy, Jouvence, 2018) >>> Bibliographie : Les écrans de nos enfants : Le meilleur ou le pire ? (Marika Bergès-Bounes et Jean Marie Forget, Erès, 2017) >>> Bibliographie : TV Lobotomie : La vérité scientifique sur les effets de la télévision (Michel Desmurget, J'ai Lu, 2013) |